L'anarchisme chrétien en vérité

La paille et la poutre

L'anarchisme a mauvaise réputation et on lui associe souvent toutes sortes de tares : violence, désordre, inconduite, confusion, nihilisme, etc. Ces clichés ont différentes origines qu'on peut résumer comme suit : 

  • Une propagande plurimillénaire a instillé dans les esprits qu'une absence d'autorité humaine (aujourd'hui de plus en plus "technique") entraîne nécessairement le désordre, et par conséquent que toute société bien organisée doit être divisée entre une classe dominante et une classe dominée, des gouvernants et des gouvernés. 
  • Un quiproquo tenace entre les mots anarchisme (privation, négation ou absence d'autorité, de pouvoir) et anomie (privation ou absence de loi). 
  • Beaucoup d'anarchistes autoproclamés ont vécu et vivent dans le nihilisme ou l'anomie ("ni Dieu, ni maître !"). 

A contrario, n'importe quel anarchiste – même le plus nihiliste – peut facilement répondre que son courant de pensée n'a jamais fait autant de morts ni causé autant de dégâts dans l'histoire que les autres courants politiques ou même religieux pro-autorités (du moins si l'on excepte ceux qui soutiennent les homicides prénataux). Et donc que les réquisitoires contre l'anarchisme n'ont aucune valeur de la part de ceux qui soutiennent explicitement ou implicitement de plus grands maux. En effet, on ne peut pas raisonnablement imputer aux anarchistes l'origine des guerres, des hécatombes, des famines, des injustices, des inégalités, des spoliations, des pollutions, des écocides, etc. Si bien qu'au final le désordre supposé des anarchistes paraît moins dévastateur que l'ordre supposé des gouvernants et de leurs affidés (ordo ab chao). Par conséquent, comme disait le Christ : "Hypocrite, ôte d'abord la poutre de ton œil, et alors tu verras comment ôter la paille de l'œil de ton frère." (Mt VII, 5) En l'occurrence, n'accuse pas l'anarchisme de fomenter le désordre si tu en soutiens un plus grand. 

Dans son Manifeste de l'Anarchie, Anselme Bellegarrigue a donc pu écrire très sérieusement que "l'anarchie c'est l'ordre" et la "négation du gouvernement", gouvernement qui est "négation du peuple" et "guerre civile". Peu avant lui, Proudhon, le premier à s'être ouvertement qualifié d'anarchiste, tout en précisant qu'il était très ami de l'ordre, avait écrit que la "liberté est anarchie", qu'elle refuse le gouvernement de la volonté, tout en reconnaissant l'autorité de la loi. Reste bien sûr à savoir quelle loi pourrait faire autorité. Ce qui est certain, c'est que l'intention des premiers anarchistes laïques n'était pas de semer le désordre, mais au contraire de chercher un ordre supérieur par l'absence de pouvoir (État ou autres), parce que celui-ci est forcément oppressif, liberticide, et inégalitaire. Or on ne peut pas créer les conditions de la liberté avec des moyens d'esclaves ni une société juste avec des moyens injustes.   

Cela dit, pour la plupart des chrétiens le mot anarchisme est trop entaché, trop négativement connoté, voire maudit, et il ne faudrait surtout pas l'accoler au nom de chrétien, au risque de mélanger le profane – voire l'insane – au sacré. Mais cette vision superficielle et pusillanime disparaît lorsqu'on considère plus attentivement le mot anarchisme. Et en le débarrassant de ses scories, on peut même y trouver quelque chose de très précieux: une précision de la plus haute importance pour la foi chrétienne. 

Christianisme anarchiste : modernité du signifiant, antiquité du signifié 

Sans vouloir me vanter, je pense que peu d'hommes ont étudié la question de l'anarchisme chrétien plus sérieusement que moi, c'est-à-dire plus en profondeur, dans son enracinement historique et théologique. Ce n'est certes pas très rentable, mais ça me permet au moins de livrer quelques réflexions et de critiquer "légitimement" les points de vue de ceux qui parlent ex cathedra sans avoir fait le boulot. D'ailleurs, bien des malentendus auraient pu être évités s'il n'y avait pas eu autant de bracaillons (cela est valable dans bien des domaines). Les "conservateurs" qui font un blocage sur le mot anarchisme se sentent souvent confortés dans leur sclérose par des "modernistes" qui, négligeant la Bible et l'histoire, soutiennent nombre de dérives mondaines (homicide prénatal, féminisme, sexualités déviantes, etc.). Et parfois sous les oripeaux de l'anarchisme chrétien. Autrement dit, tandis que les conservateurs amalgament "Dieu et les maîtres" (double allégeance) et se conforment volontiers à l'ordre bourgeois ou techno-libéral (tout en déplorant l'évolution des mœurs), certains anarchistes chrétiens font l'erreur d'essayer de mélanger la conception "ni Dieu, ni maître" à la foi chrétienne. Et finalement, les uns ne sont pas moins contradictoires que les autres. Tout cela ajoute de la confusion à la confusion, car il n'y a pas de dialectique possible dans la vision des uns et des autres. 

La voie équilibrée et raisonnable se trouve plutôt entre les deux: rejet de l'autorité de l'homme par l'homme (donc de la double allégeance et de tout système non christocratique), parce que reconnaissance d'une seule autorité légitime, celle de la Parole de Dieu (Is XXXIII, 22). Et cela pour la simple raison que personne ne peut servir deux maîtres opposés (cf. Mt VI, 24). En d'autres termes, si on peut difficilement être chrétiens en soutenant un système antichrist, on ne devient pas non plus chrétiens juste parce qu'on adopte une posture censément anarchiste. Mais par la force des choses, on devient anarchistes parce que chrétiens. Et aussi curieux que cela puisse paraître, cette position était celle des premiers chrétiens et de tous les vrais disciples de Yéshoua dans l'histoire. 

Évidemment, cette position n'est pas celle qu'on trouvera sur wikipédia. Encyclopédie qui, soit dit en passant, et contrairement à son slogan, n'est pas vraiment "libre", car gérée par des administrateurs et contributeurs agréés qui semblent être majoritairement des ingénieurs, informaticiens ou geeks qui, certes, connaissent très bien les fonctionnalités techniques et les règles de cette encyclopédie, mais qui ignorent malheureusement l'essentiel : le sujet d'un article à traiter. Cela a pour conséquence des textes trop souvent médiocres, partiels et partiaux, voire parfois vecteurs de fausses informations. D'autant qu'il n'y a jamais de stabilité, car même un bon article produit par un ou plusieurs spécialistes ou passionnés peut être modifié par des incompétents. Au point qu'il vaut peut-être mieux consulter les vieilles encyclopédies bourgeoises et universitaires, malgré leurs défauts. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles j'ai souhaité écrire cet article afin de ne pas laisser le monopole de la vérité à wikipédia. Je ne voudrais pas laisser planer l'idée que le christianisme anarchiste serait juste un délire moderniste manquant de sérieux. Car malgré quelques éléments justes et intéressants de l'article de cette encyclopédie, c'est quand même l'orientation moderniste qui est mise en avant. Et dès la première ligne apparaît une définition pour le moins équivoque : "L'anarchisme chrétien est l'une des variantes de l'anarchisme tel que couramment défini…" 

Or le contraire serait plus vrai : "L'anarchisme est l'une des variantes du christianisme..." (un christianisme "sans Dieu"). En effet, le christianisme était anarchiste bien avant l'apparition du mouvement anarchiste du XIXe siècle. Les chrétiens n'ont pas attendu Proudhon et d'autres pour critiquer le pouvoir et lui résister. Et ce n'est pas parce que le terme "anarchisme chrétien" n'existait pas encore qu'il n'y avait pas de christianisme anarchiste. Les mots sont des symboles d'idées, donc un signifié peut exister bien avant qu'on lui donne un signifiant. Par exemple, il y avait des disciples de Jésus-Christ avant qu'on les appelle "chrétiens" à Antioche (Ac XI, 26). Pourtant, il ne nous viendrait pas à l'idée de dire que le christianisme est né seulement à partir du moment où il fut formellement nommé. Il en va de même de l'anarchisme chrétien. 

Pour le dire simplement, le signifié "anarchisme" était déjà contenu dans le mot chrétien. La définition de l'encyclopédie en ligne ne résiste donc pas à l'épreuve d'une analyse rigoureuse. Mais encore faut-il le prouver… 

Définition et preuve de l'antiquité du christianisme anarchiste 

On a déjà vu plus haut la vision que partageaient les premiers anarchistes laïques : l'anarchisme était pour eux la négation de l'autorité et nullement l'absence ou la négation de tout principe (des lois et de l'ordre). D'ailleurs, on ne peut pas raisonnablement nier ou critiquer quoi que ce soit sans lui opposer un principe qu'on estime supérieur (si abstrait soit-il). L'anarchisme était aussi pour eux synonyme de liberté. Or dans son ensemble, l'enseignement de la Bible, et en particulier du Nouveau Testament, n'est pas très éloigné de cette conception (cf. Is LVIII, 6-8 ; Mt XX, 25-26 ; Jn VIII, 32, 36 ; Ac V, 29 ; Ga V, 1 ; Col II, 14-15 ; Ja II, 12 ; etc.). À ceci près bien sûr que les règles à respecter ne peuvent pas être détachées des lois supérieures émanant de la Parole de Dieu. Et donc qu'il ne peut pas y avoir d'ordre, de société juste et libre, sans reconnaître ce Principe. 

La définition commune d'un chrétien anarchiste est la suivante: disciple de Jésus-Christ et négateur de toute autre autorité (ou de toute autorité extérieure, selon Félix Ortt). Et cette équation permet d'en préciser l'idée : anarchiste + chrétien = christocrate (partisan d'une Christocratie)

Cela dit, les premiers chrétiens étaient-ils vraiment des négateurs de toute autre autorité ou est-ce seulement un fantasme moderne et complètement anachronique ? 

Si l'on tient compte du fait que nombre de chrétiens primitifs ont donné leur vie en sacrifice pour l'amour du Seigneur et qu'ils ont appliqué radicalement une forme de désobéissance civile (en refusant notamment toute forme d'idolâtrie), et si l'on reconnaît qu'il n'y a pas d'acte plus négateur de l'autorité que celui qui consiste à lui résister jusqu'à la mort, alors on aura aucun mal à comprendre que ces chrétiens étaient effectivement des sortes d'anarchistes bien avant qu'on parle d'anarchisme chrétien ou même d'anarchisme tout court. Et si cela ne suffit pas à convaincre les plus sceptiques, voyons comment les païens pro-autorités considéraient les chrétiens des premiers temps. À cet égard, le témoignage de Celse, un écrivain antichrétien du deuxième siècle, constitue une source importante. Voici ce qu'il écrit à propos des chrétiens : "N’est-il donc pas juste que celui qui adore Dieu serve aussi ceux qui tiennent de lui leur pouvoir? — Je vous entends, c’est qu’il n’est pas possible de servir en même temps deux maîtres. C’est là une parole de factieux prétendant faire bande à part et se séparer de la société commune." 

De toute évidence, les chrétiens primitifs prenaient très au sérieux le passage de Matthieu VI, 24 et avaient une interprétation bien différente des textes habituellement utilisés par les partisans de la soumission aux autorités. La tendance s'inversa à partir du IVe siècle sous l'empereur Constantin, mais c'est une autre histoire. 

En définitive, c'est uniquement parce que le christianisme originel a été perverti par différentes institutions pseudo-chrétiennes que le mot composé "christianisme anarchiste" (ou anarchisme chrétien) est nécessaire. Il n'est utile qu'en tant que symbole moderne permettant de mieux rendre compte de la tradition chrétienne pré-constantinienne et de tous les mouvements ou efforts personnels visant à renouer avec celle-ci (communauté des biens, liberté chrétienne, résistance au pouvoir, à l'idolâtrie, etc.). En revanche, il ne sert absolument à rien s'il est utilisé comme énième tentative syncrétiste visant à conformer la doctrine chrétienne à l'esprit du temps (comme cela s'est trop souvent fait). Car ce n'est pas à la vérité de s'adapter au monde, aux différentes cultures, aux courants politiques ou philosophiques des hommes, mais plutôt le contraire. Par conséquent, le vrai christianisme anarchiste, dans sa première acception, pourra déplaire autant aux conservateurs qu'aux progressistes, aux droitards qu'aux gauchistes endurcis, mais c'est celui qu'il faut défendre. C'est du moins celui que je défends…